Yaïr Barelli : La scène comme un espace de confession

Chorégraphe, danseur, metteur en scène : tant dans ses créations que dans les rôles qu’il interprète, Yaïr développe une pratique hybride qui mêle et questionne les limites de la danse, le théâtre et la performance. À quel moment s’arrête la vie quotidienne et commence le spectacle ?

Pour Yaïr, sur la scène et en dehors, nous jouons tous un rôle, nous sommes tous des interprètes. Dans la vie, il faut faire un effort pour se rendre compte de ce qu’on interprète déjà, quel personnage je suis”, explique-t-il. “Là on parle d’une certaine manière parce qu’on est dans un café, tu as une feuille devant toi avec des questions, on est enregistrés. Si on change un de ces paramètres on va interpréter totalement différemment.”

Peut-être que c’est justement le fait d’être enregistré, ainsi que la menace potentielle que “tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous” que cela implique, qui faisait que Yaïr était moins à l’aise à l’oral pendant l’entretien que quand on le voit sur scène. Même s’il collabore avec les journalistes et  qu’il partage les vidéos de ses spectacles sur son site, il affirme qu’au fond il n’est pas complètement à l’aise avec cette démarche, comme on peut très bien voir dans la page d’accueil de son site internet : “ Ceci est un site internet / c’est fait pour que ça marche (…) c’est bien ici j’aime bien je suis déjà habitué / mais c’est juste pour un clic / là-bas il y a un corps / c’est là où je travaille / quand nous sommes ensemble et face à face”.  

Yaïr Barelli est né à Jérusalem en 1981, vit et travaille en France depuis 2008. Il a suivi une formation au CDC à Toulouse et au CNDC d’Angers, sous la direction de Emmanuelle Huynh. Il a travaillé comme interprète pour différents chorégraphes et artistes comme Emmanuelle Huynh, Marlène Monteiro Freitas, Tino Sehgal, Jocelyn Cottencin, Christian Rizzo et Jérôme Bel. Son travail se construit en situation et en relation étroite avec le public. Yaïr crée des spectacles qui changent et s’adaptent à chaque représentation en brouillant les limites entre fiction et réalité. Ses œuvres sont présentées dans des festivals, théâtres, galeries et centres d’art.

Toujours une constante dans son travail : “ce qui compte est la vibration de l’effort

Dans son spectacle solo Ce ConTexte, créé en 2009, Yaïr s’inspire et s’adapte au contexte du lieu où la pièce va être représentée. Le contenu du texte et la forme de la danse varient à chaque fois mais le travail qu’il fait, en tant qu’interprète, est toujours le même. Il centre son travail dans la puissance du geste, dans la force et l’émotion qu’il veut transmettre, dans la “vibration de l’effort”. Des enregistrements de la voix de Yaïr qui commente ses actions et ses pensées permettent de déclencher la danse.

Dans son plus récent spectacle, Sur l’interprétation-titre de l’instant Yaïr explore également les codes et paramètres d’un spectacle classique en questionnant la séparation entre les interprètes et les spectateurs, entre la scène et les gradins, “entre celui qui regarde et celui qui joue”. Il invite à réfléchir sur les éléments tels que les projecteurs, les extincteurs, le système de son… pour rendre visible leur rôle dans le spectacle. “Sur l’interprétation-titre de l’instant est à la fois un élargissement de Ce ConTexte et en même temps est tout l’inverse. C’est un élargissement parce que c’est aussi un travail qui prend la situation du spectacle comme thème et c’est tout l’invers parce que je ne suis pas sur scène et je ne contrôle pas ce qui se passe, ou pas tout à fait.” explique Yaïr.

La pièce se crée donc à partir d’un enregistrement de sa voix qui donne des consignes, des suggestions ou des commentaires “ceci est un enregistrement qui va générer un spectacle”. À partir de ça les interprètes jouent dans une pièce qui se crée et se transforme à chaque instant. La parole a une grande importance dans le travail de Yaïr. Il y a une claire volonté de vouloir matérialiser, à travers le langage oral, les pensées et les actions, Yaïr explique cette dimension de son travail en affirmant : souvent les gens disent -je ne comprends pas la danse- et ça me travaille, il y a un aspect un peu pédagogique dans mes pièces. C’est une tentative vaine, avec aussi un peu d’humour, d’expliquer quelque chose qui au fond est inexplicable.

Pour fêter ses 15 ans d’ouverture le centre d’art et de recherche Bétonsalon, situé dans le XIIIème arrondissement de Paris, a invité le chorégraphe à réaliser une exposition à partir de la pièce Sur l’Interprétation-titre de l’instant. 15 ans! Ça commence, la lumière change, une belle musique arrive c’était le titre de l’exposition-spectacle qui s’est déroulée du 2 mai au 7 juillet 2018. Ce qui était très spécial à Bétonsalon c’est que c’est un endroit qui est ouvert tous les jours, 8 heures par jour, mais qui n’a pas tout le temps des visiteurs. Les interprètes étaient dans une situation où ils passaient la journée seuls et peut-être après 2 heures de travail «invisible» parce qu’il y a des grandes vitres) quelqu’un rentre. La question était qu’est-ce que ça change ? qu’est-ce qui se passe quand on devient visible?nous raconte Yaïr.

Sur l’interprétation – titre de l’instant, Yaïr Barelli. Crédits photo : ©Bétonsalon

Il s’agit donc d’une pièce très malléable qui s’adapte à chaque fois, comme dans le cas de Ce ConTexte, au contexte et paramètres du lieu où elle va être interprétée. Pour sa plus récente représentation, Yaïr a été invité au Festival Plastique Danse Flore qui s’est déroulé le 22 et 23 septembre au Potager du Roi à Versailles. Le fait qu’il s’agissait d’un espace en plein air a modifié complètement les enregistrements qui permettent de déclencher le spectacle. Le chant des oiseaux, les légumes et fleurs du potager, un avion qui passe, la pluie qui tombe et qui mouille tant les spectateurs que les interprètes… des aspects qui ne sont pas envisageables dans une salle de théâtre ont permis de donner toute une autre dimension à la pièce.

Qu’est-ce qui est possible ici (dans la salle de théâtre) et nulle part ailleurs ?”

Pour Yaïr : la scène est un espace de liberté et la confession est justement un moment où on peut tout dire, avec un certain espoir qu’il se passera quelque chose”. Cela se reflète dans le travail qu’il mène avec les interprètes pendant les répétitions de ses spectacles. Pour préparer Sur l’interprétation – titre de l’instant pour le festival Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être (2 février 2018, Cité Internationale des Arts), Yaïr a demandé aux interprètes ce qu’ils aimeraient faire et ce qu’ils n’aimeraient surtout pas faire en scène. À partir de cette réflexion s’est construit son travail : si on utilise la scène et le spectacle comme un espace dans lequel je peux «brûler» quelque chose de moi-même, je donne un secret, je le fais en vrai, je ne reste pas indifférent à ça, la scène devient pratique.”

Quelles sont donc les limites de la danse dans l’œuvre de Yaïr? Il s’agit d’une danse qui n’utilise pas uniquement le langage du corps, c’est une danse avec des mots, des pensées, de souvenirs, des rêves, des secrets… Ce mélange entre fiction et réalité est quelque chose de récurrent dans la danse contemporaine. La démarche de Yaïr s’inscrit dans un intérêt des arts vivants et, au sens large de l’art contemporain, de se positionner dans l’instant présent, dans ce que Jean Baudrillard explique comme «nullité» : “L’art contemporain […] ne connaît plus de transcendance vers le passé ou le futur, sa seule réalité est celle de son opération en temps réel, et de sa confusion avec la réalité. […] C’est en cela que l’art contemporain est nul : c’est qu’entre lui et le monde, c’est une équation à somme nulle.”

Plutôt que parler de «nullité »Yaïr parle d’un «décalage» entre ce qu’on imagine quand on entend la consigne enregistrée “ une sorcière qui cherche la sortie ”, l’image mentale qu’on se fait de celle-ci et la manière dont le danseur l’interprète. Pour Yaïr l’intérêt du spectacle se trouve justement dans ce décalage qui exemplifie la manière dans laquelle se crée un spectacle de danse : “Il y avait en moi une fonction qui voulait « tout contrôler » qui voulait que quand je disais l’instruction ça soit vraiment ce que j’avais dans ma tête. Je trouve ça terrible et en même temps, cette autorité est très inhérente à la danse, on essaie de la questionner dans ce travail, de la dévoiler et la détourner en même temps.” Il s’agit donc pour lui de rester dans un état très brut du travail qui permet de dévoiler tous les artifices et les règles que nous avons socialement appris de ce que doit être un spectacle de danse. L’art, cesse d’être une proposition purement contemplative et devient quelque chose d’existentiel puisque la pièce existe et se crée dans le moment présent.

Ce-ConTexte, Yaïr Barelli. Crédits photo : ©Pierre Ricci

http://www.yairbarelli.com/

Maria Junca

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